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Le 15 juin 2021

Sofia, un billet sans retour

Pierre Duquesne, journaliste, a animé en avril et mai des ateliers d’écriture à l’association la Passerelle (Vaux-le-Pénil), avec l’aide de l’équipe. 10 résidents ont couché par écrit des récits sur leur vie, leurs préoccupations, leurs rêves.

Nous vous invitons à découvrir le texte de Sofia *. 

Parfois, il faut savoir partir. Rompre avec la famille qui vous maltraite. Fuir un mariage forcé. Sofia a eu le courage de le faire, grâce à sa famille de cœur et à l’existence des foyers de jeunes travailleurs.

J’avais 22 ans et je ne voulais pas être à la rue. Alors j’ai dit oui. Tout a commencé à la fin mars 2019. Ma belle-mère m’a fait venir dans le salon et avait quelque chose à me dire. Elle voulait que je fasse un mariage blanc avec son frère, qui vit au Maroc. Elle dirigeait la maison. Elle commandait. Je ne devais le dire à personne. Elle a payé le passeport pour que je parte. En août, une fois les papiers faits, ma belle-mère a mis la pression à mon père pour que je parte au Maroc quinze jours en vacances… et me présenter son frère. Mon père a trouvé un billet. Au début, j’étais contente. Cela ressemblait vraiment à des vacances. Avec son frère, qui avait presque 40 ans, et un ami de la famille, on allait à la mer tous les jours, au restaurant. On ne parlait pas. Il ne parlait pas français. Et surtout, il ne me touchait pas.

Un jour, alors que nous étions chez sa tante, ma belle-mère m’a demandé si j’avais des copines célibataires pour les marier avec des personnes de sa famille. Au début, je devais revenir en septembre, reprendre les cours à l’école de la deuxième chance. Quinze jours sont passés, et je suis restée. J’allais de moins en moins bien. Je ne mangeais pas, ou très mal. J’étais décalée. Peu rassurée, je ne dormais pas les nuits. Je ne sortais pas, et restais souvent enfermée dans une chambre. Je ne pouvais pas parler à mes amis, les connexions internet étaient compliquées. Ma belle-mère me parlait très mal, et racontait des choses sur moi à mon père totalement fausses. J’ai perdu 10 kg en 3 mois.

J’étais très malheureuse.

Heureusement, j’ai deux tantes de cœur. L’une était dame de ménage au lycée de Vaux-le-Pénil. L’autre tenait la loge du lycée. J’avais fait un stage de cinq semaines à leurs côtés pour découvrir le monde du travail.

Je les ai contactées par Whatsapp. Avec une ancienne prof, elles ont essayé de m’aider : elles ont pris contact avec des associations luttant contre les mariages forcés et le consulat français du Maroc. Là-bas, les agents m’ont prévenue que si je ne rentrais pas en France à la date prévue, ils iraient me chercher chez la famille de ma belle-mère. Je ne savais comment dire qu’il s’agissait d’un mariage forcé et d’un mariage blanc. Son frère était toujours à côté de moi.

Une de mes tantes de cœur m’appelait tous les jours pour savoir comment j’allais, si j’avais le moral. Je répétais à ma belle-mère que je devais rentrer pour reprendre les cours, mais elle faisait semblant de ne pas comprendre.

Fin novembre, ma belle-mère a fini par prendre des billets retour, tout en me disant qu’il fallait que je revienne au Maroc le 1er janvier faire les papiers pour le mariage. Une de mes tantes de cœur m’a dit de lui confier mon passeport, et m’a dit : «T’inquiète pas, tu ne repartiras pas.»

Le lendemain de Noël, je suis parti de chez mon père. Du jour au lendemain. Sans prévenir. Mes tantes de cœur ont contacté plusieurs foyers d’hébergements pour voir s’ils avaient une place. J’ai dormi une nuit dans un hôtel, et deux nuits dans des familles trouvées via des associations de solidarité.

Le foyer des jeunes travailleurs de la Passerelle m’a appelé le 6 janvier 2020, et je suis arrivée le jour même. J’avais un seul sac. Avec un survêt’, quelques t-shirt, et, le plus important, mon PC. Ma belle-mère aurait été capable de le vendre. L’école de la deuxième chance m’a donné des chemises et des robes Lacoste, afin que j’assiste à une cérémonie avec les entrepreneurs. Mais je ne pouvais y retourner pour éviter que mon père et ma belle-mère ne me retrouvent. J’étais contente d’avoir les clés de chez moi. Je me suis senti libre et libérée. Il n’y avait plus personne sur mon dos pour me rabaisser.

Aujourd’hui, je tourne la page avec ma famille. Je ne parle plus à mes parents biologiques. Mes parents, désormais, c’est la famille d’accueil qui m’a élevée quand j’étais petite. Et j’ai mes tantes de cœur. Le week-end, je suis toujours avec mes amis du lycée. On ne choisit pas sa famille, mais on choisit sa famille de cœur. Ici, à la Passerelle, je peux mettre des sous de côté pour prendre, plus tard, un appart en totale autonomie.

Sofia

* le prénom a été modifié